CHAPITRE XI

Quelques jours plus tard, Rad Bissis et Hira se promenaient dans un des magnifiques jardins de Rohohir. Le jeune officier ne se lassait pas d’admirer les arbres, les fleurs qui lui rappelaient ceux de la Terre – cette planète antique et admirable qu’il ne reverrait peut-être jamais.

— Je suis né, disait-il à Hira, au bord d’une mer bleue, dans une ville où les maisons sont toutes blanches. Le ciel est toujours pur sans qu’il soit nécessaire de chasser les nuages par des moyens artificiels. En un tel lieu, la vie est douce et paisible… Je tremble à la pensée que les durups pourraient un jour envahir ma vieille planète. J’aimerais tant vous la montrer, Hira.

— Je serais heureuse de la visiter avec vous. Tout ce que vous m’en dites me donne envie de faire ce lointain voyage… Mais il nous faut d’abord venir à bout des monstres…

Ils étaient tous les deux très mélancoliques. Hira portait son costume blanc de deuil qui faisait contraste avec sa chevelure d’un noir de jais. Rad était emprisonné dans son scaphandre léger et ne la voyait qu’à travers le hublot de son casque. Leur promenade tirait à sa fin. Il était temps que le jeune homme retourne au Centre Jokron – la demeure des hommes dans Rohohir – pour y refaire sa provision d’oxygène.

— C’est en vain, reprit Hira, que nos savants recherchent quelque autre moyen d’attaquer les durups… Ils ne trouvent rien… Et, de jour en jour, nous perdons encore du terrain… Tout le monde est si découragé, maintenant…

— Je crois, dit Rad, que la seule façon de détruire leurs planètes serait d’y atterrir avec un astronef et d’y déposer directement nos bombes d’antimatière.

La jeune femme le regarda.

— L’astronef serait détecté avant d’arriver au sol…

— Oui… C’est certain… Mais pourquoi ne pas user d’une ruse de guerre ?… Pourquoi ne pas donner à un de nos vaisseaux l’aspect de ceux que possèdent les durups ? Nous connaissons toutes leurs caractéristiques. Ne sommes-nous pas en outre capables de répondre à leurs messages éventuels par de faux messages dans leur propre code ?

— Ce serait malgré tout très risqué et les chances de réussir seraient des plus minces.

— Très minces, j’en conviens. Mais quel autre moyen voyez-vous d’entreprendre quelque chose ? Il faudrait évidemment des volontaires résolus. Volontaire, je le serais.

Elle se tourna vers lui et le regarda dans les yeux.

— Moi aussi, dit-elle. Avec vous, je suis prête à prendre n’importe quel risque.

Il lui serra la main, à travers le gant isolant de son scaphandre.

— Je savais déjà, dit-il, que vous êtes courageuse.

— J’en parlerai à mon père dès ce soir. Vous avez raison. Nous ne pouvons pas rester inactifs.

— J’en parlerai de mon côté au commandant Jokron.

*

* *

Les hols étaient si désespérés qu’ils étaient prêts à accepter n’importe quelle suggestion.

Beaucoup d’entre eux en étaient arrivés au point où ils préféraient la mort à une situation qui visiblement se terminerait dans une catastrophe générale.

L’idée de Rad Bissis fut examinée au cours d’une réunion à laquelle participèrent les deux états-majors. Elle parut terriblement difficile à réaliser. Un seul astronef ne pourrait pas semer des bombes en de nombreux points d’une planète : il serait vite repéré. Il pourrait tout au plus en déposer deux ou trois, qui seraient munies d’un dispositif à retardement. Mais pour que ces bombes soient efficaces, elles devraient être d’une puissance considérable. Dans ce cas, elles feraient sauter la planète elle-même…

— Au point où nous en sommes, dit Horahor, il importe peu que nous détruisions une planète occupée par nous autrefois. L’important, c’est d’assener aux durups un coup assez massif pour qu’ils comprennent que nous n’avons pas renoncé à la lutte. Cela les rendra peut-être plus prudents et nous donnera du temps pour trouver quelque autre moyen plus efficace de les combattre. Je suis prêt, et ma fille aussi, à participer en personne à cette expédition.

— Moi aussi, dit Jokron. Et dix des membres de mes équipages sont déjà volontaires.

Le projet fut donc adopté. Il fut convenu que l’on aménagerait un astronef mixte, pouvant emmener à la fois des hommes et des hols, et que cet astronef serait camouflé en vaisseau durup. Le secret fut soigneusement gardé car, malgré toutes les précautions prises sur la planète Brango, on redoutait l’infiltration et l’espionnage. Quinze jours suffirent pour mener à bien cette entreprise. Deux savants hols, spécialisés dans le déchiffrement des messages que les durups échangeaient entre eux, et capables d’élaborer des messages du même genre, furent eux aussi volontaires pour cette expédition.

*

* *

L’astronef sortit en pleine nuit du hangar immense dans lequel il avait été construit. C’était un vaisseau de taille moyenne, aux formes trapues, et peint de couleurs sombres, comme ceux des durups. Il emportait quatre bombes à retardement, de fort calibre, et bourrées d’antimatière. La charge était suffisante pour déclencher des réactions en chaîne pouvant incendier toute une planète et finalement la faire exploser.

Le choix de l’objectif avait été longuement discuté. D’aucuns pensaient que si l’on pouvait atteindre une planète très éloignée de celles qui étaient encore en possession des hols, les dangers seraient moindres, car les durups se méfieraient moins. Mais en revanche, l’astronef risquait d’être démasqué en cours de route. Une planète plus proche serait plus vite atteinte. Mais sans doute les durups y seraient sur le qui-vive.

Finalement, deux objectifs furent fixés : la planète Sohor, la plus proche, et la planète Rhingir, très lointaine. Horahor et Jokron choisiraient l’une ou l’autre en cours de route, selon qu’il y aurait des incidents ou non dans la première partie du voyage.

L’astronef s’envola avant l’aube, sans aucune escorte. Tous les vaisseaux hols qui pouvaient se trouver sur le trajet avaient été prévenus – par des messages en code ultra-secret – afin qu’il n’y ait pas de tragique méprise.

Les deux dernières heures se passèrent sans incidents. Ils voguaient dans le continuum, et les radars spéciaux, qui pouvaient signaler la présence d’astronefs dans un rayon de dix journées-lumière, n’avaient encore rien détecté. Ils captèrent plusieurs messages émanant des hols, mais n’y répondirent pas. Ils approchaient de la planète Sohor, c’est-à-dire du moment où il leur faudrait sortir du continuum s’ils voulaient atterrir, et ils n’avaient encore rien décidé, lorsque des points lumineux apparurent sur un de leurs écrans spéciaux.

— Ce sont des vaisseaux durups ! s’exclama Roan Horahor.

— Que faisons-nous ? demanda sa fille qui était auprès de lui. Attendons-nous qu’ils nous envoient un message ? Ou sortons-nous du continuum ?

Horahor réfléchit un instant.

— Le mieux serait peut-être que nous leur lancions nous-mêmes un message. Ce sera le meilleur moyen de savoir s’ils sont dupes ou non de notre camouflage.

Il passa dans la cabine de radio, où se tenait en permanence un des spécialistes du langage durup.

— Transmettez immédiatement le texte suivant, dit-il : « Astronef 1.105 à astronefs susceptibles capter cet appel. – Nous nous dirigeons vers planète Rhingir après avoir accompli mission. – Voudrions savoir si êtes en mesure nous renseigner sur sécurité du trajet. »

Les hols avaient souvent capté des messages de ce genre.

Le spécialiste examina ce texte, y apporta quelques légères corrections et le traduisit en code durup. Le radiotélégraphiste le transmit aussitôt sur l’appareil spécial dont les astronautes se servaient dans le continuum.

Les cinq minutes qui suivirent furent particulièrement tendues. Roan Horahor avait mis au courant, par téléphone, le commandant Jokron de ce qu’il venait de faire, et Jokron l’avait absolument approuvé.

Qu’allaient répondre les durups ? Et pourquoi tardaient-ils à se manifester ? Y avait-il dans le message quelque chose qui éveillait leurs soupçons ? Allait-on leur demander des explications ? Allaient-ils être attaqués ?

Ils restaient silencieux, le cœur battant.

Le petit appareil grésilla. Pendant une demi-minute, les signes se succédèrent sur la bande enregistreuse. Ils retenaient leur souffle. Le spécialiste prit le message. Un sourire éclaira ses traits. Il traduisit :

« Astronef 2.009 à astronef 1.105. – Bien reçu votre message. – Ne pouvons vous renseigner sur totalité votre trajet. – Mais sur une distance de soixante années-lumière en direction de Rhingir, avez très peu de chances de rencontrer astronefs hols. – Risques seront minimes. »

Horahor et sa fille poussèrent un soupir de soulagement. Il décrocha l’appareil qui lui permettait de communiquer avec Jokron.

— Tout va bien, lui dit-il. Les durups nous ont aimablement prévenus qu’il y avait peu de chance de rencontrer des vaisseaux hols sur la première partie du trajet… Nous aurions évidemment préféré savoir si leurs astronefs à eux y seraient nombreux. Mais cela, nous ne pouvions pas le leur demander !

— Parfait, dit Jokron. Que faisons-nous ? Je suis d’avis que nous continuions jusqu’à Rhingir.

— C’est aussi tout à fait mon avis.

Il était maintenant probable que, s’ils faisaient de nouvelles rencontres désagréables, tout se passerait aussi bien. Ils continuèrent donc leur route dans la nuit absolue du continuum.

Il leur fallait naviguer encore pendant quinze heures avant d’arriver à proximité de la planète Rhingir.

*

* *

Joe Koel, Rad Bissis et Dob Brasdin étaient réunis dans la cabine qu’ils occupaient en commun. Ils n’avaient pas grand-chose à faire, car le pilotage, la navigation et les autres principaux services de l’astronef étaient assurés par les hols qui connaissaient évidemment mieux que les hommes leur propre galaxie. Ils n’auraient eu à intervenir, pendant ce voyage, qu’au cas d’une attaque par les durups. Mais tout était calme. Ils évoquaient de vieux souvenirs, ceux du temps où ils étaient tous trois à bord du petit destroyer-patrouilleur, le Pluhuc.

— Nous ne pensions pas à ce moment-là, dit Koel, que nous serions si vite entraînés dans des aventures aussi lointaines…

— Certes non, fit Bissis. Et nous ne savions alors presque rien des durups. Pour notre galaxie, ils n’étaient alors pas beaucoup plus gênants qu’une nuée d’insectes qui vient troubler un repas en plein air…

Rad prit un air songeur. Il revivait les drames terribles qu’il avait vécus. Il pensait à Nora, dont le visage était si doux.

— Si nous échouons cette fois-ci, dit Brasdin, je ne vois pas bien ce que nous pourrons tenter ensuite…

Joe Koel eut un petit rire.

— Si nous échouons, le problème sera réglé en ce qui nous concerne. Car nous ne reviendrons pas… Mais j’ai foi en ma bonne étoile. Je reviendrai. Et donc vous reviendrez aussi.

Koel avait toujours été d’un optimisme indéracinable.

— Les hols, fit Brasdin, ne me semblent pas très sûrs que nous réussirons. Ils m’ont un peu l’air de se jeter dans cette aventure comme on se jette dans le suicide.

— Les hols, reprit Koel, sont admirables à maints égards. Mais ils ont subi tant de revers que maintenant ils doutent de tout. Ce n’est toutefois pas le cas de Hira. Quelle fille admirable ! Qu’en penses-tu, Rad ?

— Je crois, en effet, que sa confiance en l’avenir est robuste, et qu’elle possède un courage à toute épreuve.

Koel sourit.

— Et elle sait reconnaître, fit-il, ceux qui sont de la même trempe qu’elle. Il me semble que depuis quelques jours elle te contemple avec des yeux passablement éloquents. Quel dommage que nous ne puissions nous voir qu’à travers des hublots de scaphandres. As-tu jamais pensé, Rad, que le simple échange d’un baiser entre un homme et une femme hol provoquerait une catastrophe qui détruirait tout un continent ? Voilà qui me navre, car j’ai fait la connaissance, à Rohohir, de deux ou trois charmantes personnes à qui j’ai l’air de ne pas trop déplaire…

Si Rad Bissis avait pu rougir, il aurait rougi. Mais l’enduit protecteur de couleur bleue qui recouvrait son visage dissimula sa gêne. Car il avait remarqué, lui aussi, que Hira recherchait de plus en plus sa compagnie et le regardait, en effet, avec des yeux où on pouvait lire de la tendresse. Mais il se refusait à penser au sentiment qu’il sentait naître en lui – bien que celui-ci ne lui parût pas incompatible avec l’amour très pur qu’il continuait à porter à Nora. Il ne voulait pas recommencer à aimer – surtout dans de telles conditions. Un amour – même partagé – avec Hira demeurerait pour tous les deux un amour sans espoir, car jamais ils ne pourraient être l’un à l’autre.

Dob Brasdin soupira. Lui aussi était en passe de tomber amoureux d’une jeune fille hol qui de son côté semblait s’intéresser vivement à lui.

— Le monde est bien mal fait, murmura-t-il. Et par-dessus le marché, il y a les durups…

*

* *

Jokron décrocha le petit téléphone. Horahor lui parlait :

— Dans quelques instants, mon cher ami, nous allons sortir du continuum et foncer tout droit sur la planète Rhingir. Etes-vous d’avis qu’il faut signaler notre arrivée à cette planète par un message, ou garder le silence ?

— De toute façon, dit Jokron, leurs radars vont nous détecter. Il vaut donc mieux ne pas avoir l’air de se cacher.

— Oui. C’est pourquoi je pense qu’un message serait peut-être la meilleure solution.

Au cours du trajet, ils avaient encore eu l’occasion, à trois reprises, de correspondre avec des astronefs durups, et tout s’était chaque fois très bien passé. Ce qui avait accru leur confiance.

— D’accord, fit Jokron. Mais ensuite, il faudra faire vite. Car ils nous attendront sur un astroport, et ils s’inquiéteront de ne pas nous voir arriver. Il est même probable que leurs radars ne nous lâcheront pas jusqu’à ce que nous soyons au sol.

— Oui, il faudra faire vite, surtout si nous voulons déposer nos bombes en des points différents. Je crois que le retour sera beaucoup plus mouvementé que l’arrivée. Mais passons toujours un message. Cela nous fera au moins gagner ensuite quelques minutes.

Ils possédaient les indicatifs des trois astroports de Rhingir. Ils choisirent le moins important des trois et lancèrent le texte suivant : « Astronef 1.015 à poste III, 107, Rhingir. – Désirons atterrir sur votre esplanade. – Attendons vos indications pour nous poser ».

La réponse arriva deux minutes plus tard : « Poste III, 107, Rhingir, à astronef 1.015. – Notre astroport est en réparation. – Posez-vous sur astroport II. – Le prévenons de votre arrivée. – Il vous prendra en charge dès que vous apparaîtrez sur ses radars ».

Horahor fut très satisfait de cette réponse, qu’il communiqua aussitôt à Jokron. Le fait que l’astroport III n’était pas en mesure de les recevoir allait leur faire gagner encore un peu de temps avant qu’on ne découvre qu’ils étaient suspects.

Ils descendirent vers la planète avec le maximum de vitesse compatible avec la traversée de l’atmosphère. Ils feignirent d’abord de se diriger vers l’astroport II, puis ils filèrent vers le nord, en direction d’une grande île qu’ils savaient peu habitée. Jokron, Koel, Bissis et Brasdin, qui devaient descendre au sol pour chercher un emplacement où déposer et cacher la première bombe, avaient déjà revêtu leurs scaphandres isolants. Horahor, sa fille et deux autres hols avaient, de leur côté, fait de même – car en cas de combat, ces scaphandres offraient une protection notable contre le flux des pistolets atomiques.

Ils se posèrent dans une sorte de cratère peu profond, où ils seraient hors de vue. Deux sas s’ouvrirent, aux deux extrémités de l’astronef. La bombe fut éjectée. Ils la traînèrent jusque dans une sorte de grotte et regagnèrent en hâte l’astronef.

Pour ne pas perdre de temps, ils restèrent dans les sas tandis que le vaisseau reprenait son vol pour gagner un autre point de la planète. Cette fois, ils se posèrent sur un terrain moins favorable, au milieu d’une sorte de lande découverte. Mais ils ne décelèrent aucun signe de vie aux alentours. L’endroit étant apparemment peu fréquenté, ils ne tentèrent pas de dissimuler la bombe et la laissèrent où elle avait été éjectée.

Hira, avant de regagner le sas des hols, eut le temps de serrer la main de Rad Bissis et de lui dire :

— Je crois que nous réussirons, Rad.

Jokron et Horahor eurent un très bref entretien.

— Croyez-vous, demanda le hol, que nous avons le temps de déposer les deux autres engins ?

— Les déposer en deux endroits différents me paraît risqué. Mais nous pouvons sans doute faire une dernière tentative et laisser au même endroit les deux bombes qui nous restent.

— D’accord.

Ils reprirent l’air. Le pilote leur signala, par le haut-parleur installé dans les sas, qu’il venait d’apercevoir trois ou quatre durups qui se déplaçaient à faible altitude sous forme de corps lumineux, mais qui n’avaient pas l’air de se soucier de leur astronef.

Pour la troisième fois, ils se posèrent. L’endroit leur sembla propice : une clairière, au milieu d’une forêt faite d’arbres gigantesques et qui devaient être de couleur mauve. L’aube allait poindre dans cette partie de la planète. Une petite crête, au bas de la clairière, à une centaine de pas, offrait des abris très broussailleux où ils pourraient aisément dissimuler leurs deux bombes.

Ils firent rouler celles-ci sur la légère pente qui menait jusqu’au pied du repli de terrain. Ils étaient en train de les dissimuler sous des feuillages lorsque brusquement des lumières apparurent sur la crête. De larges baies vitrées venaient de s’illuminer. Il y avait là un bâtiment qu’ils n’avaient pas vu. Presque aussitôt, ils entendirent un bruit qu’ils connaissaient tous, une vibration suraiguë : duuuu ruuuuup… Cinq ou six corps lumineux tournoyaient au-dessus de leur tête. Avec une rapidité surprenante, Rad Bissis tira de sa gaine son pistolet atomique et fit feu, détruisant deux durups en moins de deux secondes :

— Il hurla :

— Regagnez vite l’astronef ! Je vais protéger votre retraite.

Mais déjà de nouveaux acteurs entraient en scène. Deux véhicules ressemblant aux autoplans des hommes, et qui flottaient à trois mètres au-dessus du sol, apparurent sur la droite et sur la gauche et vinrent se placer entre eux et leur vaisseau. Des créatures absolument inimaginables en sortirent, des créatures qui ressemblaient à d’énormes araignées, ou à des poulpes… Quelques-unes avaient une apparence vaguement humaine, mais avec des têtes énormes, des yeux énormes, quatre ou six bras. Et il en venait d’autres, de tous côtés. Elles ouvrirent le feu, elles aussi, avec des pistolets atomiques. Heureusement que les astronautes étaient revêtus de leurs scaphandres. Ils purent tenir et se frayer un chemin vers leur vaisseau.

Les durups multiformes tombaient autour d’eux comme des mouches. Mais il en venait d’autres sans cesse à l’assaut, plus nombreux, et des projecteurs puissants éclairaient maintenant cette scène fantasmagorique.

Les astronautes toutefois gagnaient du terrain. Car ceux de leurs compagnons qui étaient restés dans le vaisseau avaient enfin pu intervenir et dirigeaient sur les durups un terrifiant feu de barrage.

Les hommes et les hols atteignirent l’astronef.

— Vite, dans les sas ! hurla Horahor.

Mais Hira s’écria :

— Une seconde, père. Sommes-nous bien tous là ?

Ils se comptèrent rapidement. Ils n’étaient que sept. L’un d’eux manquait. C’était Rad Bissis.

— Il faut le sauver ! cria Hira, sur le ton du désespoir.

*

* *

Rad Bissis était resté en peu en arrière, pour protéger, comme il l’avait dit, la retraite de ses compagnons. Il s’était battu avec une incroyable ardeur, démolissant les durups au sol et dans l’air. Mais soudain il avait été saisi par des dizaines de mains, de griffes, de tentacules, paralysé, entraîné.

Il était maintenant dans le bâtiment sur la crête – une sorte de hall dont les murs étaient peints en noir – au milieu d’un grouillement de créatures affolantes, qui parlaient entre elles en émettant des sons aigus, âpres et rauques à la fois.

On l’avait couché sur le sol. Deux des monstres – dont l’un ressemblait à une sorte de hideuse panthère et dont l’autre avait un visage presque humain mais des bras énormes et des mains démesurées – étaient penchés sur lui et tentaient de lui enlever son scaphandre.

Rad Bissis pensait avec terreur que s’ils y parvenaient, une explosion terrifiante se produirait, immédiatement, qui détruirait toutes ces immondes créatures, mais aussi lui-même, et leur astronef, et Hira. En cette minute d’horreur, c’est surtout à Hira qu’il pensait.

Mais les durups ne semblaient pas connaître la technique de l’ouverture et de la fermeture des scaphandres recouverts de substance neutre – cette substance qui, une fois durcie, était quasiment inattaquable. Lorsqu’il en eut la certitude, il poussa un soupir de soulagement. Il mourrait – car il était sûr que rien désormais ne pourrait le sauver – mais du moins ses compagnons pourraient fuir. Il mourrait asphyxié dans son scaphandre, comme le fils de Roan Horahor, quand sa provision d’oxygène serait épuisée. Ou plutôt non : il mourrait dans la terrible déflagration qui embraserait toute la planète quand leurs bombes exploseraient. Il préférait cela. Ce serait plus vite fait.

Au fond de son cœur, il faisait des vœux pour que tous les durups finalement succombent et pour que Hira soit témoin de cette victoire, pour que Hira soit heureuse.

*

* *

Une scène dramatique se déroulait aux abords de l’astronef. Personne n’était encore monté dans les sas. Du haut des tourelles, les défenseurs continuaient à diriger un flux atomique contre les durups. Ceux-ci d’ailleurs avaient pour la plupart fui vers la bâtisse qui couronnait la crête et qui semblait, elle, munie de revêtements protecteurs.

— Il faut sauver Rad ! hurlait Hira. Nous ne pouvons pas le laisser entre les griffes de ces monstres. Père, faites quelque chose.

Horahor semblait hésiter. Il regardait sa montre. S’il s’était agi d’un hol, il aurait sans doute pris sur-le-champ une décision, et visiblement une décision négative, car ils avaient perdu près de vingt minutes à se battre. Mais il s’agissait d’un homme, d’un des hommes qui étaient spontanément venus à leur aide – et de l’un des plus marquants. Il se tourna vers Jokron et l’interrogea du regard.

Jokron consulta lui aussi sa montre. Puis il prit la main de Hira et lui dit :

— J’admire votre courage, ma chère enfant. Et j’aime de tout cœur Rad Bissis. Mais nous ne pouvons pas sacrifier notre expédition pour sauver un de ses membres. Rad comprendrait parfaitement ma décision. Le temps presse horriblement. Nos bombes vont éclater avant une heure. Il nous faut près de cinquante minutes pour repartir et plonger dans le continuum où nous serons à l’abri. Je suis sûr que c’est aussi l’avis de votre père…

— Hélas ! oui, dit Roan Horahor.

Hira regarda ses compagnons.

— J’irai seule, fit-elle. Donnez-moi un autre pistolet. Je préfère mourir avec Rad Bissis plutôt que de vivre sans lui… Attendez-moi au moins dix minutes… Ensuite, fuyez. C’est vous qui avez raison… Mais j’ai raison, moi aussi…

Elle partit en courant.

Joe Koel et Dob Brasdin la rattrapèrent et la saisirent par les bras.

— Ne me retenez pas, cria-t-elle.

— Nous ne venons pas pour vous retenir, mais pour vous accompagner.

Horahor s’élança à son tour.

— J’y vais, moi aussi.

Jokron voulut le retenir.

— Vous n’avez pas le droit… C’est vous qui commandez cette expédition… Laissez-moi y aller…

Finalement, ils partirent tous les deux en courant, après que Horahor eût lancé à un de ses collaborateurs l’ordre de prendre le commandement et de gagner l’espace s’ils n’étaient pas revenus dans dix minutes.

Hira arriva la première à l’entrée du hall. Malgré son scaphandre, elle avait couru comme une folle. Il est vrai qu’elle avait eu soin d’accélérer l’arrivée de l’oxygène dans son casque, et elle était à peine essoufflée.

Le spectacle qui s’offrit à ses regards aurait fait défaillir une femme qui n’aurait pas eu, comme elle, des nerfs d’acier. Les horribles créatures grouillaient dans le hall. C’était un remuement de cauchemar, une vision d’enfer. Elle avait sous les yeux un des aspects – incompréhensibles et répugnants – de la civilisation des durups. Elle fit feu des deux pistolets qu’elle avait aux mains. Elle savait qu’elle ne risquait pas d’atteindre Rad, protégé par son scaphandre. Brasdin fut le premier à la rejoindre. Koel survint sur ses talons.

— Attention de ne pas nous laisser envelopper, hurla Koel.

Ils se mirent en ligne et balayèrent le hall. Surpris par cette contre-attaque, les durups poussaient des hurlements stridents. La plupart d’entre eux, pour échapper à une mort certaine, quittèrent les enveloppes de chair dans lesquelles ils s’étaient installés, redevinrent des corps lumineux et verdâtres, et s’enfuirent vers le ciel, à travers le plafond. Horahor et Jokron étaient maintenant là eux aussi. Ils avançaient tous sur des tas de cendre, résidus des corps multiformes abandonnés par les durups. Et bientôt ils entendirent un cri venu du fond du hall.

— Hira !

C’était Bissis qui, enfin délivré de l’étreinte de ses bourreaux, venait de se relever et de la reconnaître. Il s’élança vers elle tandis que les derniers durups s’évanouissaient dans l’espace.

De nouveau, ce fut une course éperdue, mais cette fois vers l’astronef. Rad tenait Hira par le bras et balbutiait des paroles de gratitude.

La jeune fille hol brusquement trébucha et serait tombée s’il ne l’avait pas soutenue. Elle dit dans un souffle :

— Je suis heureuse, mais à bout de force.

Il la souleva dans ses bras vigoureux et l’emporta en courant.

— Hira, vous m’avez sauvé, bégayait-il. Vous n’auriez pas dû risquer votre vie pour moi…

Elle lui passa les bras autour du cou et murmura :

— Ne savez-vous pas que je vous aime, Rad ?

Malgré le bruit strident que faisaient les durups lumineux qui continuaient à tournoyer au-dessus de leur tête, il entendit cette parole merveilleuse qui le bouleversa.

— Moi aussi, je vous aime, dit-il.

Les hublots de leurs deux scaphandres se touchèrent un instant, comme pour un impossible baiser. Elle lui dit encore :

— Soyez sûr, Rad, que je vénérerai avec vous la mémoire de Nora…

Ils ne pensaient plus, en cet instant, qu’ils ne pourraient jamais être l’un à l’autre, car l’amour est plus fort que toutes les barrières…

Quelques secondes plus tard, ils sautaient dans leur sas respectif. Neuf minutes et demie s’étaient écoulées depuis l’instant où Hira avait bondi au secours de Rad.

*

* *

Le retour fut difficile, mais moins terrible qu’ils ne l’avaient craint.

Ils n’avaient pas encore quitté l’atmosphère de Rhingir lorsqu’ils furent attaqués par deux astronefs et une nuée de durups lumineux qui les poursuivaient. Ils vinrent assez rapidement à bout des uns et des autres, et une demi-heure plus tard ils plongeaient dans le continuum. Le plus dur fut lorsqu’ils rencontrèrent, après deux heures de trajet, une flotte assez imposante qui visiblement avait gagné l’espace pour leur barrer le chemin du retour.

Horahor, après s’être concerté avec Jokron, donna aussitôt des ordres :

— Qu’on ne tire sous aucun prétexte. Fonçons au milieu de cette flotte, mêlons-nous à elle. Ce sera le meilleur moyen de lui échapper.

La manœuvre réussit. Ils essuyèrent deux ou trois salves terribles, mais sans dommage. Ils devinrent à peu près indécelables lorsqu’ils se furent mêlés aux astronefs des durups. Ceux-ci continuaient à tirailler, un peu à tort et à travers, et ils eurent le plaisir de voir deux de leurs vaisseaux s’entre-détruire. Ils échappèrent à cette horde en sortant du continuum. Un temps assez long s’écoula avant que les durups s’aperçoivent de leur disparition et fassent la même manœuvre qu’eux pour les poursuivre.

Ils étaient assez loin maintenant de la planète Rhingir. Celle-ci n’était plus, dans le ciel noir, qu’une petite torche de feu. Elle avait explosé.

Pendant des heures, ils jouèrent à cache-cache avec les durups entre le continuum et l’espace normal. Finalement, ils leur échappèrent tout à fait, et le reste du trajet, jusqu’à Rohohir, fut sans incident.